vendredi 30 septembre 2011

Les fumeurs

 C'est aujourd'hui,
Au cabaret du Jour et de la Nuit,
Qu'on sacrera
Maître et Seigneur des vrais fumeurs
Celui
Qui maintiendra
Le plus longtemps,
Devant les juges compétents,
Une même pipe allumée.
Or, qu'à tous soit légère
La bière,
Et soit docile la fumée. "
Ont pris place, sur double rang,
Près des tables, le long des bancs,
Les grands fumeurs de Flandre et de Brabant.

Déjà depuis une heure ils fument,
A petit coups, à mince brume,
Le gros et compact tabac
Qu'a resserré, avec une ardeur douce,
Leur pouce,
En des pipes neuves de Gouda.
Ils fument tous, et tous se taisent,
La bouche au frais, le ventre à l'aise
Ils fument tous, et se surveillent
Du coin de l'oeil et de l'oreille.
Ils fument tous méticuleusement,
Sans nulle hâte aventurière,
Si bien que l'on n'entend
Que l'horloge de cuivre et son tictacquement,
Ou bien encor, de temps en temps,
Le flasque et lourd écrasement
D'un crachat blanc contre les pierres.
Et tous, ils fumeraient ainsi,
Inépuisablement, tout un après-midi,
N'était que les novices
Ne se doutent bientôt, à maints indices,
Que leur effort touche à sa fin,
Et que le feu, entre leurs mains,
S'éteint.

Mais eux, les vieux, restent fermes. En vain
Les petites volutes
Tracent peut-être, avec leurs fins réseaux,
Le nom du vainqueur de la lutte,
Près du plafond, là-haut ;
Ils s'entêtent à n'avoir d'yeux
Minutieux
Que pour leur pipe, où luit et bouge
Le seul point rouge
Dont leur pensée ait le souci.
Ils le tiennent à leur merci,
Ils le couvent à l'étouffée,
Laissant de moins en moins les subtiles bouffées
Passer entre leurs lèvres minces
Comme des pinces.

Oh leur savoir malicieux,
Et leurs gestes mystérieux,
Et ce qu'il faut de temps et d'heures
Avant
Qu'un foyer clair, entre leurs doigts fervents,
Ne meure !
Ils étaient dix, les voici cinq ; ils restent trois ;
Et de ceux-ci, le moins adroit,
Malgré les cris et les disputes,
Se lève et déserte la lutte.
Enfin, les deux plus forts, les deux derniers,
Un corroyeur, un batelier,
Barbe roussâtre et barbe grise,
Le coeur ardent et sûr, se maintiennent aux prises.

Et c'est alors un unanime enfièvrement
On se bouscule et l'on regarde
Ces deux maîtres superbement
Calmes, parmi la foule hagarde,
Et qui fument, et se taisent jusqu'au moment
Où tout à coup, celui de Flandre,
Tâtant du doigt le fond du fourneau d'or,
Pâlit, en n'y trouvant que cendres
Tandis que l'autre émet encor
Patiemment, à petites secousses,
Un menu flot de brouillard bleu,
Et ne prétend cesser le jeu
Qu'après avoir versé trois derniers brins de feu,
Victorieux,
Sur l'ongle pâle de son pouce.

Et les grands juges réunis
Au cabaret du Jour et de la Nuit
Confèrent, dans la grand'chambre,
Au champion du vieux Brabant
Luttant
Contre celui de Flandre
Une pipe d'écume et d'ambre,
Avec des fleurs et des rubans.

Émile VERHAEREN   (1855-1916)

jeudi 29 septembre 2011

Laisse couler mes pleurs

Laisse couler mes pleurs tendres sur ton visage.
Bois-les, je suis ta soeur humaine dans la vie,
Le sang coule en ma chair pour être ta pâture
Et l'amour de la créature
M'a pour jamais vers toi, ô mon frère, inclinée.
Quel intime frisson de chair nous réunit,
Quelle nudité d'âme et de chair nous assemble,
Ô toi seul devant qui je demeure plus nue
Qu'au jour de ma naissance ignorante et naïve.
Cécile SAUVAGE   (1883-1927)

 

mercredi 28 septembre 2011

Déjeuner du matin

Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s'est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis son manteau de pluie
Parce qu'il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré

Jacques Prévert (1900-1977)

mardi 27 septembre 2011

Et maintenant nuit ...

Et maintenant nuit
Qui vient étoilée,
Et lune qui luit
Dans le ciel montée,

C'est dans le sommeil
La vie qui se tait,
Lumières qui veillent
Aux maisons fermées,

Rideaux descendus
Et volets baissés,
Et pavés à nu
Lors tus et muets.

Or silence en l'ombre,
Finie la journée,
C'est le jour allé
Comme nef qui sombre,

Et le fleuve au loin
Là-bas et qui chante
En les heures lentes,
Puis dans l'air marin

Le vent lors aussi
Suivant sa coutume,
Sur les toits qui fument
Qui passe transi.

Or comme il en est
Lors des choses dites,
En l'oubli qui naît
Des heures allées,

Dans le temps donné
Que la vie nous quitte,
En la rue tacite,
C'est la nuit qui paît,

Dans ta rue Saint-Paul,
Celle où tu es né,
Un matin de Mai
À la marée haute,

Dans la rue Saint-Paul,
Blanche comme un pôle,
Et dont tu fus l'hôte,
Pendant des années.

Max ELSKAMP   (1862-1931)

 

lundi 26 septembre 2011

Dernière solitude

Dans cette mascarade immense des vivants
Nul ne parle à son gré ni ne marche à sa guise ;
Faite pour révéler, la parole déguise,
Et la face n'est plus qu'un masque aux traits savants.

Mais vient l'heure où le corps, infidèle ministre,
Ne prête plus son geste à l'âme éparse au loin,
Et, tombant tout à coup dans un repos sinistre,
Cesse d'être complice et demeure témoin.

Alors l'obscur essaim des arrière-pensées,
Qu'avait su refouler la force du vouloir,
Se lève et plane au front comme un nuage noir
Où gît le vrai motif des oeuvres commencées ;

Le coeur monte au visage, où les plis anxieux
Ne se confondent plus aux lignes du sourire ;
Le regard ne peut plus faire mentir les yeux,
Et ce qu'on n'a pas dit vient aux lèvres s'écrire.

C'est l'heure des aveux. Le cadavre ingénu
Garde du souffle absent une empreinte suprême,
Et l'homme, malgré lui redevenant lui-même,
Devient un étranger pour ceux qui l'ont connu.

Le rire des plus gais se détend et s'attriste,
Les plus graves parfois prennent des traits riants ;
Chacun meurt comme il est, sincère à l'improviste :
C'est la candeur des morts qui les rend effrayants.


 

dimanche 25 septembre 2011

Sur trois marches de marbre rose

Depuis qu'Adam, ce cruel homme,
A perdu son fameux jardin,
Où sa femme, autour d'une pomme,
Gambadait sans vertugadin,
Je ne crois pas que sur la terre
Il soit un lieu d'arbres planté
Plus célébré, plus visité,
Mieux fait, plus joli, mieux hanté,
Mieux exercé dans l'art de plaire,
Plus examiné, plus vanté,
Plus décrit, plus lu, plus chanté,
Que l'ennuyeux parc de Versailles.
Ô dieux ! ô bergers ! ô rocailles !
Vieux Satyres, Termes grognons,
Vieux petits ifs en rangs d'oignons,
Ô bassins, quinconces, charmilles !
Boulingrins pleins de majesté,
Où les dimanches, tout l'été,
Bâillent tant d'honnêtes familles !
Fantômes d'empereurs romains,
Pâles nymphes inanimées
Qui tendez aux passants les mains,
Par des jets d'eau tout enrhumées !
Tourniquets d'aimables buissons,
Bosquets tondus où les fauvettes
Cherchent en pleurant leurs chansons,
Où les dieux font tant de façons
Pour vivre à sec dans leurs cuvettes !
Ô marronniers ! n'ayez pas peur ;
Que votre feuillage immobile,
Me sachant versificateur,
N'en demeure pas moins tranquille.
Non, j'en jure par Apollon
Et par tout le sacré vallon,
Par vous, Naïades ébréchées,
Sur trois cailloux si mal couchées,
Par vous, vieux maîtres de ballets,
Faunes dansant sur la verdure,
Par toi-même, auguste palais,
Qu'on n'habite plus qu'en peinture,
Par Neptune, sa fourche au poing,
Non, je ne vous décrirai point.
Je sais trop ce qui vous chagrine ;
De Phoebus je vois les effets :
Ce sont les vers qu'on vous a faits
Qui vous donnent si triste mine.
Tant de sonnets, de madrigaux,
Tant de ballades, de rondeaux,
Où l'on célébrait vos merveilles,
Vous ont assourdi les oreilles,
Et l'on voit bien que vous dormez
Pour avoir été trop rimés.

En ces lieux où l'ennui repose,
Par respect aussi j'ai dormi.
Ce n'était, je crois, qu'à demi :
Je rêvais à quelque autre chose.
Mais vous souvient-il, mon ami,
De ces marches de marbre rose,
En allant à la pièce d'eau
Du côté de l'Orangerie,
À gauche, en sortant du château ?
C'était par là, je le parie,
Que venait le roi sans pareil,
Le soir, au coucher du soleil,
Voir dans la forêt, en silence,
Le jour s'enfuir et se cacher
(Si toutefois en sa présence
Le soleil osait se coucher).
Que ces trois marches sont jolies !
Combien ce marbre est noble et doux !
Maudit soit du ciel, disions-nous,
Le pied qui les aurait salies !
N'est-il pas vrai ? Souvenez-vous.
- Avec quel charme est nuancée
Cette dalle à moitié cassée !
Voyez-vous ces veines d'azur,
Légères, fines et polies,
Courant, sous les roses pâlies,
Dans la blancheur d'un marbre pur ?
Tel, dans le sein robuste et dur
De la Diane chasseresse,
Devait courir un sang divin ;
Telle, et plus froide, est une main
Qui me menait naguère en laisse.
N'allez pas, du reste, oublier
Que ces marches dont j'ai mémoire
Ne sont pas dans cet escalier
Toujours désert et plein de gloire,
Où ce roi, qui n'attendait pas,
Attendit un jour, pas à pas,
Condé, lassé par la victoire.
Elles sont près d'un vase blanc,
Proprement fait et fort galant.
Est-il moderne ? est-il antique ?
D'autres que moi savent cela ;
Mais j'aime assez à le voir là,
Étant sûr qu'il n'est point gothique.
C'est un bon vase, un bon voisin ;
Je le crois volontiers cousin
De mes marches couleur de rose ;
Il les abrite avec fierté.
Ô mon Dieu ! dans si peu de chose
Que de grâce et que de beauté !

Dites-nous, marches gracieuses,
Les rois, les princes, les prélats,
Et les marquis à grands fracas,
Et les belles ambitieuses,
Dont vous avez compté les pas ;
Celles-là surtout, j'imagine,
En vous touchant ne pesaient pas.
Lorsque le velours ou l'hermine
Frôlaient vos contours délicats,
Laquelle était la plus légère ?
Est-ce la reine Montespan ?
Est-ce Hortense avec un roman,
Maintenon avec son bréviaire,
Ou Fontange avec son ruban ?
Beau marbre, as-tu vu la Vallière ?
De Parabère ou de Sabran
Laquelle savait mieux te plaire ?
Entre Sabran et Parabère
Le Régent même, après souper,
Chavirait jusqu'à s'y tromper.
As-tu vu le puissant Voltaire,
Ce grand frondeur des préjugés,
Avocat des gens mal jugés,
Du Christ ce terrible adversaire,
Bedeau du temple de Cythère,
Présentant à la Pompadour
Sa vieille eau bénite de cour ?
As-tu vu, comme à l'ermitage,
La rondelette Dubarry
Courir, en buvant du laitage,
Pieds nus, sur le gazon fleuri ?
Marches qui savez notre histoire,
Aux jours pompeux de votre gloire,
Quel heureux monde en ces bosquets !
Que de grands seigneurs, de laquais,
Que de duchesses, de caillettes,
De talons rouges, de paillettes,
Que de soupirs et de caquets,
Que de plumets et de calottes,
De falbalas et de culottes,
Que de poudre sous ces berceaux,
Que de gens, sans compter les sots !
Règne auguste de la perruque,
Le bourgeois qui te méconnaît
Mérite sur sa plate nuque
D'avoir un éternel bonnet.
Et toi, siècle à l'humeur badine,
Siècle tout couvert d'amidon,
Ceux qui méprisent ta farine
Sont en horreur à Cupidon !...
Est-ce ton avis, marbre rose ?
Malgré moi, pourtant, je suppose
Que le hasard qui t'a mis là
Ne t'avait pas fait pour cela.
Aux pays où le soleil brille,
Près d'un temple grec ou latin,
Les beaux pieds d'une jeune fille,
Sentant la bruyère et le thym,
En te frappant de leurs sandales,
Auraient mieux réjoui tes dalles
Qu'une pantoufle de satin.
Est-ce d'ailleurs pour cet usage
Que la nature avait formé
Ton bloc jadis vierge et sauvage
Que le génie eût animé ?
Lorsque la pioche et la truelle
T'ont scellé dans ce parc boueux,
En t'y plantant malgré les dieux,
Mansard insultait Praxitèle.
Oui, si tes flancs devaient s'ouvrir,
Il fallait en faire sortir
Quelque divinité nouvelle.
Quand sur toi leur scie a grincé,
Les tailleurs de pierre ont blessé
Quelque Vénus dormant encore,
Et la pourpre qui te colore
Te vient du sang qu'elle a versé.

Est-il donc vrai que toute chose
Puisse être ainsi foulée aux pieds,
Le rocher où l'aigle se pose,
Comme la feuille de la rose
Qui tombe et meurt dans nos sentiers ?
Est-ce que la commune mère,
Une fois son oeuvre accompli,
Au hasard livre la matière,
Comme la pensée à l'oubli ?
Est-ce que la tourmente amère
Jette la perle au lapidaire
Pour qu'il l'écrase sans façon ?
Est-ce que l'absurde vulgaire
Peut tout déshonorer sur terre
Au gré d'un cuistre ou d'un maçon ?

Alfred de MUSSET   (1810-1857)

 

vendredi 23 septembre 2011

Les Cydalises

Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau.
Elles sont plus heureuses,
Dans un séjour plus beau !

Elles sont près des anges,
Dans le fond du ciel bleu,
Et chantent les louanges
De la mère de Dieu !

Ô blanche fiancée !
Ô jeune vierge en fleur !
Amante délaissée,
Que flétrit la douleur !

L'éternité profonde
Souriait dans vos yeux ...
Flambeaux éteints du monde,
Rallumez-vous aux cieux !

Gérard de NervalPetits châteaux de Bohême

Maints soirs nous errons dans le val

Maints soirs nous errons dans le val
Que vont drapant les heures grises.
Des pleurs perlent ses yeux d'alises
Quand elle ouït les Cydalises
De ce dieu que fut de Nerval.

Ah ! voudrait-elle en long vol d'or
Les rejoindre dans des domaines
Plus vastes que les cours romaines
Où par d'éternelles semaines
La coupe de Volupté dort,

Ou bien donc ouvrir son printemps
Aux fureurs des fatals cyclones
Qui croulent comme des colonnes
Parmi les chastes Babylones
Du coeur des Belles de vingt ans.

Ah ! chère, que ton coeur est beau !
Laisses-y choir des blancs jours lestes
Fuis la ville, ignore ses pestes.
Tu ne seras près des Célestes
Que le plus loin de son tombeau

Emile NELLIGAN   (1879-1941)