mardi 29 mai 2012

Complainte


Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu

Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta




Rutebeuf (1230-1285)

jeudi 24 mai 2012

Été : être pour quelques jours

Été : être pour quelques jours
le contemporain des roses ;
respirer ce qui flotte autour
de leurs âmes écloses.

Faire de chacune qui se meurt
une confidente,
et survivre à cette soeur
en d'autres roses absente.

Rainer Maria RILKE (1875-1926)

mercredi 23 mai 2012

Hommage à Eric Satie


Madame Henri Rousseau 
monte en ballon captif 
Elle tient un arbrisseau 
Et le douanier Rousseau 
prend son apéritif 

L'aloès gonflé de lune 
Et l'arbre à fauteuils 
Et ce beau costume 
Et la belle lune 
Sur les belles feuilles 

Le lion d'Afrique 
Son ventre gros comme un sac 
Au pied de la République 
Le lion d'Afrique 
Dévore le cheval de fiacre 

La lune entre dans la flûte 
Du charmeur noir 
Yadwigha endormie écoute 
Et il sort de la douce flûte 
Un morceau en forme de poire.


Jean Cocteau

vendredi 18 mai 2012

Les plaintes d'Ariane



Le vent qui fait tomber les prunes,
Les coings verts,
Qui fait vaciller la lune,
Le vent qui mène la mer,
Le vent qui rompt et qui saccage,
Le vent froid,
Qu’il vienne et qu’il fasse rage
Sur mon cœur en désarroi !
Qu’il vienne comme dans les feuilles
Le vent clair
Sur mon cœur, et qu’il le cueille
Mon cœur et son suc amer.
Ah! qu’elle vienne la tempête
Bond par bond,
Qu’elle prenne dans ma tête
Ma douleur qui tourne en rond.
Ah! qu’elle vienne, et qu’elle emporte
Se sauvant,
Mon cœur lourd comme une porte
Qui s’ouvre et bat dans le vent.
Qu’elle l’emporte et qu’elle en jette
Les morceaux
Vers la lune, à l’arbre, aux bêtes,
Dans l’air, dans l’ombre, dans l’eau,

Pour que plus rien ne me revienne
A jamais,
De mon âme et de la sienne
Que j’aimais...




Anna de Noailles (1876-1933)

jeudi 17 mai 2012

Vivre debout

Voilà que l'on se cache
Quand se lève le vent
De peur qu'il ne nous pousse
Vers des combats trop rudes
Voilà que l'on se cache,
Dans chaque amour naissant
Qui nous dit après l'autre
Je suis la certitude
Voilà que l'on se cache
Que notre ombre un instant
Pour mieux fuir l'inquiétude
Soit l'ombre d'un enfant
L'ombre des habitudes
Qu'on a planté en nous
Quand nous avions vingt ans

Serait-il impossible de vivre debout

Voilà qu'on s'agenouille
D'être à moitié tombé
Sous l'incroyable poids
De nos croix illusoires
Voilà qu'on s'agenouille
Et déjà retombé
Pour avoir été grand
L'espace d'un miroir
Voilà qu'on s'agenouille
Alors que notre espoir
Se réduit à prier
Alors qu'il est trop tard
Qu'on ne peut plus gagner
A tous ces rendez-vous
Que nous avons manqués

Serait-il impossible de vivre debout

Voilà que l'on se couche
Pour la moindre amourette
Pour la moindre fleurette
A qui l'on dit toujours
Voilà que l'on se couche
Pour mieux perdre la tête
Pour mieux brûler l'ennui
A des reflets d'amour
Voilà que l'on se couche
De l'envie qui s'arrête
De prolonger le jour
Pour mieux faire notre cour
A la mort qui s'apprête
Pour être jusqu'au bout
Notre propre défaite

Serait-il impossible de vivre debout.

Jacques Brel

mercredi 16 mai 2012

extraits

Il n'y a pas de temps mort: voilà ce que me dit cette croix clouée en moi. Voici le jour se lever sur le monde des gens ordinaires, et nous allons tenter de vivre de nouveaux ou de nouvelles après-midi. Le passé nous attend dans la forêt de la ville où nous allons retourner tout à l'heure pour gagner notre vie en dignes gens ordinaires, et l'éternelle matinée sera aux affaires et ce seront ensuite de belles ou de beaux après-midi, ce sera selon, en attendant le retour des enfants...

Je vis, une fois de plus, à l'instant, l'émouvante beauté du lever du jour. L'émouvante beauté d'une aube d'automne aux verts passés et aux bleus tendres. L'émouvante beauté de l'or du temps qui ne rapporte rien. L'émouvante beauté des gens le matin. L'émouvante beauté d'une pensée douce flottant comme un nuage immobile sur le lac d'étain, tandis que le ciel vire au rose. L'émouvante beauté de ce que ne voit pas l'aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret.

Je me dis souvent qu'il n'y a rien de beau ni d'émouvant dans la vie de trop de gens piétinés, mais qu'en sais-je? Que savons-nous des gens me dis-je à l'instant en traversant le selva oscura de la ville aux affaires? Qu'aurais-je jamais su de Grossvater et qu'aurons-nous su de nos pères et de nos mères? Tout à l'heure ils vont se retrouver à leurs guichets de gens ordinaires. L'émouvante beauté de ces gens. Regarde ta mère traverser la rue du Temps. Regarde ton père la regarder, ce soir-là dans un bar. Regardez, les enfants: regardez voir...

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (D'Autre Part, 2011)

lundi 14 mai 2012

L’amour et la mort


Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu’un élan d’espérance arrache à votre coeur,
Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse
D’un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas !  »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n’échapperez pas.
Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l’immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
II
Non, non, tout n’est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d’une âme immortelle ;
C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d’une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d’eux.
Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S’ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l’entrevoir, de s’écrier :  » C’est Elle !  »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l’image de l’amour.
Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d’un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t’émouvoir,
Qu’à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises :  » Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus !  »
Mais non ! Dieu qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;
Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.
Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s’aimer dans ton sein.
III
Eternité de l’homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !
Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J’aime, et j’espère voir expirer tes flambeaux.  »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l’amour dont l’âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son voeu s’est accompli.
Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L’Infini dans vos bras ;
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
Qui s’agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un coeur.
Mais d’autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son oeil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu !
Oui, faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,
Et pardonnez à Dieu !
Louise ACKERMANN 

vendredi 11 mai 2012

Retour sur soi

Les téléphones guident le voyage. Photos.
Les vents parlent, les étoiles demeurent.
L'oisveeté en musique, l'ironie face au vide.
Les murs s'effondrent. Restent les portes
de la cité. Ecrire un poème d'herbes
et d'épices. Rêve d'argile et de fumée.

Virgilio De Lemos, in: L'obscène pensée d'Alice

mercredi 9 mai 2012

Songe d'amour

Je ne t'aime pas pour que ton esprit
Puisse être autrement que tu ne peux être
Ton songe distrait jamais ne pénètre
Mon cœur anxieux, dolent et surpris.

Ne t'inquiète pas de mon hébétude,
De ces chocs profonds, de ma demi-mort;
J'ai nourri mes yeux de tes attitudes,
Mon œil a si bien mesuré ton corps,

Que s'il me fallait mourir de toi-même,
Défaillir un jour par excès de toi,
Je croirais dormir du sommeil suprême
Dans ton bras, fermé sur mon être étroit



Anna de Noailles (Paris le 15 novembre 1876 et morte à Paris le 30 avril 1933)

mardi 8 mai 2012

Ostende

C'est là que mon existence commença à tomber en déliquescence.
J'avais dix-neuf ans, je dormais
à l'Hôtel de Londres, sous les combles.
Le paquebot passait sous ma fenêtre.
Chaque nuit la ville s'abandonnait
aux vagues.

J'avais dix-neuf ans, je jouais aux cartes
avec les pêcheurs qui rentraient d'Islande.
Ils venaient du grand froid,
les oreilles et les cils pleins de sel, et
mordaient dans des quartiers
de porc cru.
Ah, le cliquetis des dés. En ce temps
de vogelpik et de poker, j'étais toujours gagnant.

Ensuite, à l'aube, j'allais longeant la cathédrale,
cette chimère de pierre et de peur,
longeant la digue déserte, le Kursaal.
Les cafés de nuit
avec leur croupiers aux yeux caves,
les banquiers ruinés,
les anglaises poitrinaires
en montant de la nappe turquoise de la mer
les cris cruels des mouettes.

"Entre donc, monsieur le vent",
crie gaiement un enfant
et sur Ostende souffle un nuage
de sable venant de l'invisible vis à vis
la brumeuse Angleterre,
et du Sahara.

Longeant les façades des pharmaciens qui viendaient
en ce temps là des condoms en murmurant,
longeant l'estacade et les brise-lames,
la minque et ses monstres marins,
l'hippodrome où je cessai un dimanche
de gagner.

Dimanches qui allaient et venaient.
Nuits à l'Hôtel des Thermes
où je m'effrayais de ses gémissements,
de ses soupirs, de son chant.
Sa voix continue à hanter mes souvenirs.

J'ai connu d'autres Îles, mers, déserts,
Istanbul, ce château en Espagne,
Chieng-Maï et ses mines terrestres,
Zanzibar dans la chaleur de la cannelle,
la lente lenteur du Tage. Ils disparaissent
sans cesse.

Plus nettement dans la lumière du Nord
je vois le visage enfantin
du Maître d'Ostende caché dans sa barbe.
Il était de cartilage,
puis il fut de cire,
aujourd'hui de bronze.
Le bronze où il sourit
à la pensée de sa jeunesse raide morte.



Hugo Claus

(traduit du néérlandais par Vincent Marnix, Castor Astral,1999)
http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/article-hugo-claus-ostende-104793173.html

dimanche 6 mai 2012

Poeme

il y a une marge
entre ce que je suis
et celui que je voudrais être

il y a une marge
entre la vie que je mène
et la vie à laquelle j’aspire

il y a une marge
entre ce que j’écris
et ce que je voudrais écrire

j’ai travaillé et je travaille
avec ténacité à réduire
ces marges
qui n’en font qu’une
***
Charles Juliet (né en 1934)L’Opulence de la nuit (2006)

jeudi 3 mai 2012

EL DESDICHADO



Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Nerval