mardi 4 décembre 2012

La sagesse

La Sagesse est resplendissante, elle est inaltérable. Elle se laisse aisément contempler par ceux qui l'aiment, elle se laisse trouver par ceux qui la cherchent. Elle devance leurs désirs en se montrant à eux la première. Celui qui la cherche dès l'aurore ne se fatiguera pas : il la trouvera assise à sa porte. Ne plus penser qu'à elle prouve un parfait jugement, et celui qui veille en son honneur sera bientôt délivré du souci. Elle va et vient pour rechercher ceux qui sont dignes d'elle ; au détour des sentiers elle leur apparaît avec un visage souriant ; chaque fois qu'ils pensent à elle, elle vient à leur rencontre.

Livre de la Sagesse, (VI 12-16)

samedi 1 décembre 2012

LA VIEILLE ANGLAISE



La vieille Anglaise est triste
Elle a perdu au casino
Pour elle, plus rien n’existe
Fallait pas jouer le zéro

Les fiacres avec leurs coussins blancs
Passent près d’elle lentement
Mais elle n’a plus d’argent

La vieille Anglaise est lasse
Elle rentre à pied à son hôtel
Là-bas, la chance passe
On continue sans elle

Dans la chambre bleue, parmi les broderies
La vieille Anglaise s’ennuie
Elle songe à son pays
A ses gazons fleuris
Qu’elle a quittés jadis
Pour lui qu’elle aimait trop
Pour lui qui l’aimait moins
Moins que le casino

Et qui a tant gagné en jouant sur le zéro
Et puis qui l’a laissée
Seule, à Monte-Carlo

La vieille Anglaise est triste
Elle va chercher dans un tiroir
Sous les chemises de batiste
Un petit revolver noir

Maintenant, elle n’a plus qu’une idée
Ce revolver, il faut aller
Le mettre au mont-de-piété

La vieille Anglaise est folle
Elle est retournée au casino
Sans dire une parole
Elle a joué le zéro

La roue est partie
Elle tourne comme la vie
La vieille Anglaise sourit
Elle songe à son pays
A ses gazons fleuris
Qu’elle reverra bientôt
Dès qu’elle aura gagné
L’argent pour le bateau
Si le sort veut l’aider

Le zéro est sorti
Elle a tout emporté
Mais près de la sortie
On l’a vue s’écrouler

La vieille Anglaise est morte
Goodbye, bonsoir et rien ne va plus
Là-bas derrière les portes
La partie
Continue

Francis Blanche

jeudi 29 novembre 2012

Lettre d'amour


Pas facile de formuler ce que tu as changé pour moi.
Si je suis en vie maintenant, j'étais alors morte,
Bien que, comme une pierre, sans que cela ne m'inquiète,
Et je restais là sans bouger selon mon habitude.
Tu ne m'as pas simplement une peu poussée du pied, non-
Ni même laissé régler mon petit oeil nu
A nouveau vers le ciel, sans espoir, évidemment,
De pouvoir appréhender le bleu, ou les étoiles.




Ce n'était pas çà. Je dormais, disons : un serpent
Masqué parmi les roches noires telle une roche noire
Se trouvant au milieu du hiatus blanc de l'hiver -
Tout comme mes voisines, ne prenant aucun plaisir
A ce million de joues parfaitement ciselées
Qui se posaient à tout moment afin d'attendrir
Ma joue de basalte. Et elles se transformaient en larmes,
Anges versant des pleurs sur des natures sans relief,
Mais je n'étais pas convaincue. Ces larmes gelaient.
Chaque tête morte avait une visière de glace.
Et je continuais de dormir, repliée sur moi-même.
La première chose que j'ai vue n'était que de l'air
Et ces gouttes prisonnières qui montaient en rosée,
Limpides comme des esprits. Il y avait alentour
Beaucoup de pierres compactes et sans aucune expression.
Je ne savais pas du tout quoi penser de cela.
Je brillais, recouverte d'écailles de mica,
Me déroulais pour me déverser tel un fluide
Parmi les pattes d'oiseaux et les tiges des plantes.
Je ne m’y suis pas trompée. Je t'ai reconnu aussitôt.




L'arbre et la pierre scintillaient, ils n'avaient plus d'ombres.
Je me suis déployée, étincelante comme du verre.
J'ai commencé de bourgeonner tel un rameau de mars :
Un bras et puis une jambe, un bras et encore une jambe.
De la pierre au nuage, ainsi je me suis élevée.
Maintenant je ressemble à une sorte de dieu
Je flotte à travers l'air, mon âme pour vêtement,
Aussi pure qu'un pain de glace. C'est un don.



"Lettre d'amour" de Sylvia Plath
in "Arbres d'hiver" précédé de "la Traversée"
Traduction de Françoise Morvan et Valérie Rouzeau
Poésie Gallimard- 1999

mardi 30 octobre 2012

La pipistrelle

Scintillez, Scintillez,
petite pipistrelle
Qui doucement venez nous frôler de votre aile !
Dans le crépuscule où, sans bruit, vous voletez,
Scintillez, Scintillez,
comme un plateau à thé !…

Lewis Carroll: le chapelier fou dans Alice au pays des Merveilles

lundi 29 octobre 2012

Ici-bas pas de consolation



Personne ne sera ma bordure de chemin.
Laisse seulement tes fleurs se faner.
Mon chemin coule et va tout seul.

Deux mains sont une trop petite coupe.
Un coeur est une trop petite colline
pour y reposer.

Oh, toi, je vis toujours sur la plage
et sous l'avalanche des fleurs de la mer;
l'Égypte s'étale devant mon coeur,
l'Asie pointe peu à peu.

L'un de mes bras est toujours dans le brasier.
Cendre est mon sang. Passant devant
poitrine et ossements
je sanglote toujours mon désir d'îles tyrrhéniennes

Une vallée apparaît et des peupliers blancs
un Ilyssos aux rives de prairies,
l'Éden, Adam et une terre
de nihilisme et de musique.

Gottfried Benn – (Hier ist kein Trost, 1913)
source ici

jeudi 11 octobre 2012

La chanson des ingénues



Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.
Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur ;
Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons ;
Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur
Et nos robes - si légères -
Sont d'une extrême blancheur ;
Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les oeillades,
Les saluts et les "hélas !"
Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ;
Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions
Battre nos coeurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

Verlaine

mercredi 10 octobre 2012

poème


Nos défaites ne prouvent rien

Quand ceux qui luttent contre l’injustice
Montrent leurs visages meurtris
Grande est l’impatience de ceux
Qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus,
Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence
N’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! Mes amis
Vous qui êtes à l’abri
Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous
Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte.

Bertolt Brecht