mercredi 26 septembre 2012

Aube

J'ai embrassé l'aube d'été.
     Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
     Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
     Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
     En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
     Au réveil il était midi.

Rimbaud, Illuminations

dimanche 16 septembre 2012

Love


L’amour est aussi cru que la viande fraîche, aussi
têtu qu’un scarabée sur la piste d’une crotte.
C’est ce chien celte qui en rêve dévora sa propre queue.
Il nous choisit comme un blizzard choisit une montagne.
Sept coups frappés à la porte et tu pries pour ne pas ouvrir.
Le garçon suivit la fille jusqu’à l’école en mangeant
son cœur à chaque pas. Il souhaitait danser
avec elle au bord d’un lac, le vent exhibant l’envers
argenté des feuilles. Le bouquet mouillé de violettes
sauvages qu’il cueillit,
elle le pressait contre son cou.
Elle portait le soleil comme une seconde peau
mais en dessous son sang était noir comme terre.
Sur la tombe de son chien en forêt
Elle demanda au garçon de s’en aller pour toujours.

*

Love is raw as freshly cut meat,
mean as a beetle on the track of dung.
It is the Celtic dog that ate its tail in a dream.
It chooses us as a blizzard chooses a mountain.
It’s seven knocks on the door you pray not to answer.
The boy followed the girl to school eating his heart
with each step. He wished to dance with her
beside a lake, the wind showing the leaves’
silvery undersides. She held the moist bouquet
of wild violets he picked against her neck.
She wore the sun like her skin
but beneath her blood was black as soil.
At the grave of her dog in the woods
she told him to please go away forever.

***

Jim Harrison (né en 1937)

jeudi 13 septembre 2012

Hôtels


La chambre est veuve
Chacun pour soi
Présence neuve
On paye au mois
Le patron doute
Payera-t-on
Je tourne en route
Comme un toton
Le bruit des fiacres
Mon voisin laid
Qui fume un âcre
Tabac anglais
Ô La Vallière
Qui boite et rit
De mes prières
Table de nuit
Et tous ensemble
Dans cet hôtel
Savons la langue
Comme à Babel
Fermons nos Portes
À double tour
Chacun apporte
Son seul amour

Guillaume Apollinaire

lundi 10 septembre 2012

Le terme épars


Si tu cries, le monde se tait: il s'éloigne avec ton propre monde.

Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voie sacrée.

Qui convertit l'aiguillon en fleur arrondit l'éclair.

La foudre n'a qu'une maison, elle a plusieurs sentiers. Maison qui s'exhausse, sentiers sans miettes.

Petite pluie réjouit le feuillage et passe sans se nommer. Nous pourrions être des chiens commandés par des serpents, ou taire ce que nous sommes.

Le soir se libère du marteau, l'homme reste enchaîné à son coeur.

L'oiseau sous terre chante le deuil sur la terre.

Vous seules, folles feuilles, remplissez votre vie.

Un brin d'allumette suffit à enflammer la plage où vient mourir un livre. L'arbre de plein vent est solitaire. L'étreinte du vent l'est plus encore.

Comme l'incurieuse vérité serait exsangue s'il n'y avait pas ce brisant de rougeur au loin où ne sont point gravés le doute et le dit du présent. Nous avançons, abandonnant toute parole en nous le promettant.

René Char:  Le Nu perdu et autres poèmes 1964-1975 

vendredi 7 septembre 2012

Chanson à part


Que fais-tu ? De tout.
Que vaux-tu ? Ne sais,
Présages, essais,
Puissance et dégoût…
Que vaux-tu ? Ne sais…
Que veux-tu ? Rien, mais tout.

Que sais-tu ? L’ennui.
Que peux-tu ? Songer.
Songer pour changer
Chaque jour en nuit.
Que sais-tu ? Songer
Pour changer d’ennui.

Que veux-tu ? Mon bien.
Que dois-tu ? Savoir,
Prévoir et pouvoir
Qui ne sert de rien.
Que crains-tu ? Vouloir.
Qui es-tu ? Mais rien !

Où vas-tu ? À mort.
Qu’y faire ? Finir,
Ne plus revenir
Au coquin de sort.
Où vas-tu ? Finir.
Que faire ? Le mort.

***

Paul Valéry (1871-1945)

Source dans ce magnifique site: http://schabrieres.wordpress.com/

jeudi 6 septembre 2012

Le rendez-vous



Forêt profonde...
Il fait si sombre...
J'entends quelqu'un avec moi qui marmotte
et qui fait des gestes,
Quelle est cette ombre?
La pluie qui tombe.
Le vieillard marche tout noir entre les arbres
gigantesques.

L'oiseau s'est tû.
J'ai trop vécu.
C'est la nuit et non plus le jour.
Fille du ciel
La tourterelle
Chante le désespoir et l'amour.

La mer d'Irlande,
Brocéliande,
J'ai quitté la vague et la grève.
La plainte lourde,
La cloche sourde,
Tout cela n'est plus qu'un rêve.

Bois ténébreux,
Temple de Dieu,
Que j'aime votre silence!
Mais c'est plus beau
Quand de nouveau
S'élève ce soupir immense!

Au fond du monde
La foudre gronde,
Tout est menace et mystère.
Mais plein de goût
Du rendez-vous,
Je marche vers le tonnerre!

Paul Claudel 

mercredi 5 septembre 2012

Celle de toujours, toute

Si je vous dis : j'ai tout abandonné 
C
'est qu'elle n'est pas celle de mon corps
Je
 ne m'en suis jamais vanté
Ce
 n'est pas vrai 
Et
 la brume de fond où je me meus 
Ne
 sait jamais si j'ai passé

L
'éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux, 
Je
 suis le seul à en parler
je
 suis le seul qui soit concerné 
Par
 ce miroir si nul où l'air circule à travers moi 
Et
 l'air a un visage aimant, ton visage
A
 toi qui n'as pas de nom et que les autres ignorent
La
 mer te dit : sur moi, le ciel te dit : sur moi, 
Les
 astres te devinent, les nuages t'imaginent 
Et
 le sang de la générosité 
Te
 porte avec délices
Je
 chante la grande joie de te chanter
La
 grande joie de t'avoir ou de ne pas t'avoir
La
 candeur de t'attendre, l'innocence de te connaitre

O
 toi qui supprimes l'oubli, l'espoir et l'ignorance
Qui
 supprimes l'absence et qui me mets au monde
Je
 chante pour chanter, je t'aime pour chanter 
Le
 mystère où l'amour me crée et se délivre

Tu
 es pure, tu es encore plus pure que moi-même.


Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard