jeudi 12 janvier 2012

ÉBLOUISSEMENT

La Nuit, sur le grand mystère ,
Entrouvre ses écrins bleus:
Autant de fleurs sur la terre
Que d'étoiles dans les cieux!

On voit ses ombres dormantes
S'éclairer, à tous moments,
Autant par les fleurs charmantes
Que par les astres charmants. 

Moi, ma nuit au sombre voile
N'a, pour charme et pour clarté,
Qu'une fleur et qu'une étoile:
Mon amour et ta beauté!


Villiers de l'Isle-Adam: Conte d'amour

Mis en musique par Fauré:

mercredi 11 janvier 2012

Le bestiaire ou Cortège d'Orphée


A Elémir Bourges
Orphée
Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.
La tortue
Du Thrace magique, ô délire !
Mes doigts sûrs font sonner la lyre.
Les animaux passent aux sons
De ma tortue, de mes chansons.
Le cheval
Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,
Mon destin au char d'or sera ton beau cocher
Qui pour rênes tiendra tendus à frénésie,
Mes vers, les parangons de toute poésie.
La chèvre du Thibet
Les poils de cette chèvre et même
Ceux d'or pour qui prit tant de peine
Jason, ne valent rien au prix
Des cheveux dont je suis épris.
Le serpent
Tu t'acharnes sur la beauté.
Et quelles femmes ont été
Victimes de ta cruauté !
Eve, Eurydice, Cléopâtre ;
J'en connais encor trois ou quatre.
Le chat
Je souhaite dans ma maison :
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre.
Le lion
O lion, malheureuse image
Des rois chus lamentablement,
Tu ne sais maintenant qu'en cage
A Hambourg, chez les Allemands.
Le lièvre
Ne soit pas lascif et peureux
Comme le lièvre et l'amoureux.
Mais que toujours ton cerveau soit
La hase pleine qui conçoit.
Le lapin
Je connais un autre connin
Que tout vivant je voudrais prendre.
Sa garenne est parmi le thym
Des vallons du pays de Tendre.
Le dromadaire
Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d'Alfaroubeira
Courut le monde et l'admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j'avais quatre dromadaires.
La souris
Belles journées, souris du temps,
Vous rongez peu à peu ma vie.
Dieu ! Je vais avoir vingt-huit ans,
Et mal vécus, à mon envie.
L'éléphant
Comme un éléphant son ivoire,
J'ai en bouche un bien précieux.
Pourpre mort !.. J'achète ma gloire
Au prix des mots mélodieux.
Orphée
Regardez cette troupe infecte
Aux mille pattes, au cent yeux :
Rotifères, cirons, insectes
Et microbes plus merveilleux
Que les sept merveilles du monde
Et le palais de Rosemonde !
La chenille
Le travail mène à la richesse.
Pauvres poètes, travaillons !
La chenille en peinant sans cesse
Devient le riche papillon.
La mouche
Nos mouches savent des chansons
Que leur apprirent en Norvège
Les mouches ganiques qui sont
Les divinités de la neige.
La puce
Puces, amis, amantes même,
Qu'ils sont cruels ceux qui nous aiment !
Tout notre sang coule pour eux.
Les bien-aimés sont malheureux.
La sauterelle
Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint Jean.
Puissent mes vers être comme elle,
Le régal des meilleures gens.
Orphée
Que ton coeur soit l'appât et le ciel, la piscine !
Car, pêcheur, quel poisson d'eau douce ou bien marine
Egale-t-il, et par la forme et la saveur,
Ce beau poisson divin qu'est JESUS, Mon sauveur ?
Le dauphin
Dauphins, vous jouez dans la mer,
Mais le flot est toujours amer.
Parfois, ma joie éclate-t-elle ?
La vie est encore cruelle.
Le poulpe
Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu'il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c'est moi-même.
La méduse
Méduses, malheureuses têtes
Aux chevelures violettes
Vous vous plaisez dans les tempêtes,
Et je m'y plais comme vous faites.
L'écrevisse
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s'en vont les écrevisses,
A reculons, à reculons.
La carpe
Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.
Orphée
La femelle de l'alcyon,
L'Amour, les volantes Sirènes,
Savent de mortelles chansons
Dangereuses et inhumaines.
N'oyez pas ces oiseaux maudits,
Mais les Anges du paradis.
Les sirènes
Saché-je d'où provient, Sirènes, votre ennui
Quand vous vous lamentez, au large, dans la nuit ?
Mer, je suis comme toi, plein de voix machinées
Et mes vaisseaux chantants se nomment les années.
La colombe
Colombe, l'amour et l'esprit
Qui engendrâtes Jésus-Christ,
Comme vous j'aime une Marie.
Qu'avec elle je me marie.
Le paon
En faisant la roue, cet oiseau,
Dont le pennage traîne à terre,
Apparaît encore plus beau,
Mais se découvre le derrière.
Le hibou
Mon pauvre coeur est un hibou
Qu'on cloue, qu'on décloue, qu'on recloue.
De sang, d'ardeur, il est à bout.
Tous ceux qui m'aiment, je les loue.
Ibis
Oui, j'irai dans l'ombre terreuse
O mort certaine, ainsi soit-il !
Latin mortel, parole affreuse,
Ibis, oiseau des bords du Nil.
Le boeuf
Ce chérubin dit la louange
Du paradis, où, près des anges,
Nous revivrons, mes chers amis,
Quand le bon Dieu l'aura permis.

Apollinaire 1911

mardi 10 janvier 2012

A gorge dénouée

Accouplé à la peur
comme Dieu à l’odieux
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre la tête et le corps
comme le crime
entre le cri et la rime
Accouplé à la peur 
comme le cri au crime
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre ma tête et son corps
comme l’égorgeur à la gorge
Accouplé à la peur
comme la boue à la bouche
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre sa tête et mon corps
comme la terreur à l’erreur
Accouplé à la peur
comme le sacré au massacre
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre sa tête et son corps
comme le corbeau
entre le cor et le beau
Accouplé à la peur
comme les larmes
entre mon initiale et ses armes
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre ma tête et mon corps
comme la vie dans le vide
accouplé à la peur
entre la vie et le vide
le cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre la tête et le corps
éclate de mou rire



Ghérasim Luca (1913–1994)

lundi 9 janvier 2012

La bonne vie


Je suis né comme un vieux
Je suis né comme un porc
Je suis né comme un dieu
Je suis né comme un mort
Ou ne valant pas mieux

J’ai joui comme un porc
J’ai joui comme un vieux
J’ai joui comme un mort
J’ai joui comme un dieu
Sans trouver cela mieux

J’ai souffert comme un porc
J’ai souffert comme un vieux
J’ai souffert comme un mort
J’ai souffert comme un dieu
Et je n’en suis pas mieux

Je mourrai comme un vieux
Je mourrai comme un porc
Je mourrai comme un dieu
Je mourrai comme un mort
Et ce sera tant mieux

Roger Gilbert-Leconte, 
La Vie, l’Amour, la Mort, le Vide et le Vent (1933)

vendredi 6 janvier 2012

La terre est bleue comme une orange...



La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.

Paul ELUARD, L'Amour la poésie (1929)

jeudi 5 janvier 2012

Moins de temps (1924)

Moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, moins de larmes qu’il n’en faut pour mourir; j’ai tout compté, voilà. J’ai fait le recensement des pierres ; elles sont au nombre de mes doigts et de quelques autres; j’ai distribué des prospectus aux plantes, mais toutes n’ont pas voulu les accepter. Avec la musique j’ai lié partie pour une seconde seulement et maintenant je ne sais plus que penser du suicide, car si je veux me séparer de moi-même, la sortie est de ce côté et, j’ajoute malicieusement: l’entrée, la rentrée de cet autre côté. Tu vois ce qui te reste à faire. Les heures, le chagrin, je n’en tiens pas un compte raisonnable; je suis seul, je regarde par la fenêtre ; il ne passe personne, ou plutôt personne ne passe (je souligne passe). Ce Monsieur, vous ne le connaissez pas ? c’est M. Lemême. Je vous présente Madame Madame. Et leurs enfants. Puis je reviens sur mes pas, mes pas reviennent aussi, mais je ne sais pas exactement sur quoi ils reviennent. Je consulte un horaire : les noms de villes ont été remplacés par des noms de personnes qui m’ont touché d’assez près. Irai-je à A, retournerai-je à B, changerai-je à X ? Oui, naturellement, je changerai à X. Pourvu que je ne manque pas la correspondance avec l’ennui! Nous y sommes : l’ennui, les belles parallèles, ah! que les parallèles sont belles sous la perpendiculaire de Dieu.

André Breton: Poisson soluble (1924)

mardi 3 janvier 2012

Tout doit être réinventé


Si en exécutant cet acte simple :
humer la chevelure de l’aimée
on ne risque pas sa vie
on n’engage pas son destin
du dernier atome de son sang
et de l’astre le plus lointain

si dans ce fragment de seconde
où l’on exécute n’importe quoi
sur le corps de l’aimée
ne se résolvent pas dans leur totalité
nos interrogations, nos inquiétudes
et nos aspirations les plus contradictoires

alors l’amour est en effet
ainsi que le disent les porcs
une opération digestive
de propagation de l’espèce

Pour moi les yeux de l’aimée
sont tout aussi graves et voilés
que n’importe quel astre
et c’est en des années-lumière
qu’on devrait mesurer les radiations
de son regard

On dirait que la relation de causalité
entre les marées
et les phases de la lune
est moins étrange
que cet échange de regards (d’éclairs)
où se donnent rendez-vous
comme dans un bain cosmique
mon destin
et celui de l’univers tout entier

Si j’avance ma main
vers le sein de l’aimée
je ne suis pas étonné
de le voir soudain
couvert de fleurs

ou que tout à coup il fasse nuit
et qu’on m’apporte une lettre cachetée
sous mille enveloppes

Dans ces régions inexplorées
que nous offrent continuellement
l’aimée

l’aimée, le miroir, le rideau
la chaise

j’efface avec volupté
l’œil qui a déjà vu
les lèvres qui ont déjà embrassé
et le cerveau qui a déjà pensé
telles des allumettes
qui ne servent qu’une seule fois

Tout doit être réinventé