jeudi 17 novembre 2011

Après le Déluge



     Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,
     Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
     Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, − les fleurs qui regardaient déjà.
     Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
     Le sang coula, chez Barbe-Bleue, − aux abattoirs, − dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
     Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.
     Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
     Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.
     Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
     Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.
     Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym,  − et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.
     − Sourds, étang, − Écume, roule sur le pont, et par dessus les bois; − draps noirs et orgues, − éclairs et tonnerres − montez et roulez; − Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
     Car depuis qu'ils se sont dissipés, − oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! − c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.

Illuminations, Arthur Rimbaud

mercredi 16 novembre 2011

L'idéal



La lune est grande, le ciel clair
Et plein d'astres, la terre est blême.
Et l'àme du monde est dans l'air.
Je rêve à l'étoile suprême,

A celle qu'on n'aperçoit pas,
Mais dont la lumière voyage
Et doit venir jusqu'ici-bas
Enchanter les yeux d'un autre âge.

Quand luira cette étoile, un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu'elle eut mon amour,
O derniers de la race humaine !

René-François SULLY PRUDHOMME   (1839-1907)

mardi 15 novembre 2011

L’Anneau de Polycrate

Debout sur la terrasse de son palais,
Il promenait avec satis­faction ses regards
Sur Samos soumise à ses lois.
« Tout cela m’appartient, »
Dit-il au roi d’Egypte,
« Avoue que je suis heureux ! » —

« Tu as éprouvé la faveur des dieux !
Ceux qui jadis furent tes égaux,
Maintenant plient sous la puissance de ton sceptre.
L’un d’eux cependant vit encore pour les venger ;
Ma bouche ne peut te proclamer heureux,
Tant que l’œil de l’ennemi veille. »

Et avant même que le roi eût fini,
Se présente, envoyé de Milet,
Un messager devant le tyran :
« Seigneur, fais monter au ciel la fumée du sacrifice,
Et que le riant feuillage du laurier
Couronne tes cheveux en signe d’allégresse !

« Ton ennemi est tombé, percé d’un javelot,
Polydore, ton fidèle général,
M’envoie vers toi avec cette joyeuse nouvelle. » —
Et il tire d’un noir bassin,
Encore san­glante, à l’effroi des deux princes,
Une tête bien connue.

Le roi recule avec horreur.
« Crois-moi pourtant, ne te fie pas a ton bonheur, »
Reprend-il avec un regard inquiet.
« Songes-y, c’est sur les flots perfides —
Qu’aisément l’orage la pourrait briser ! —
Que vogue la fortune incertaine de ta flotte. »

Et avant qu’il ait achevé ces mots,
L’interrompent les joyeuses acclamations
Qui s’élèvent de la rade.
Richement char­gés des trésors de l’étranger,
Reviennent aux rivages de la patrie
Ses navires, épaisse forêt de mâts,

L’hôte royal est stupéfait :
« Ta Fortune aujourd’hui est de bonne humeur,
Mais crains son inconstance.
Les bandes aguerries des Crétois
Te menacent des dangers de la guerre ;
Déjà elles approchent de ces bords. »

Et cette parole n’était pas échappée de ses lèvres,
Qu’on voit des flots d’hommes affluer des vaisseaux,
Et mille voix crient : « Victoire !
Nous sommes délivrés de la crainte de l’ennemi,
La tempête a dispersé les Cretois,
La guerre est loin, la guerre est finie ! »

L’hôte entend ces cris avec terreur.
« En vérité, il faut que je t’estime heureux !
Pourtant, » dit-il, « je tremble pour ton salut.
La jalousie des dieux m’épouvante ;
Jamais les joies de la vie
N’échurent sans mélange à aucun mortel. »

« À moi aussi tout a réussi,
Dans tous les actes de mon régne
La faveur du ciel m’accompagne ;
Cependant, j’avais un héritier chéri,
Dieu me l’a pris, je l’ai vu mourir,
À la Fortune j’ai payé ma dette.

« Ainsi, veux-tu te garantir de l’adversité,
Supplie les maîtres invisibles
De mêler la souffrance au bonheur.
Jamais encore je n’ai vu finir dans la joie l’homme,
Sur qui toujours à pleines mains
Les dieux répandent leurs dons.

« Et si les dieux refusent de l’exaucer,
Ne méprise pas le conseil d’un ami,
Et appelle toi-même le malheur ;
Et prends dans tes riches trésors
Ce qui charme le plus ton âme,
Et jette-le dans cette mer ! »

Et il lui répond, ému de crainte :
« Dans tout ce que mon île enserre,
Cet anneau est mon bien le plus précieux.
Je veux le consacrer aux Furies,
Peut-être alors me pardonneront-elles mon bonheur. »
Et il lance le joyau dans les flots.

Aux premières lueurs de la prochaine aurore,
Se présente, le visage radieux,
Un pécheur devant le prince :
« Seigneur, dit-il, j’ai pris un poisson,
Comme jamais encore il n’en est entré dans mes filets,
Je te l’apporte en présent. »

Et quand le cuisinier eut dépecé le poisson,
Il accourt tout hors de lui,
Et s’écrie, le regard stupéfait :
« Vois, seigneur, l’anneau que tu portais,
Je l’ai trouvé dans le ventre du poisson,
Oh ! ton bonheur est sans bornes ! »

Alors l’hôte se détourne avec horreur :
« Je ne puis donc séjourner ici plus longtemps,
Tu ne peux être désormais mon ami.
Les dieux veulent ta perte ;
Je fuis, pour ne pas périr avec toi. »
Il dit et s’embarque au plus vite.


Friedrich Schiller — Ballades
Traduit par ADOLPHE RÉGNIER.

lundi 14 novembre 2011

Mon portrait




Vous me demandez mon portrait,
Mais peint d'après nature :
Mon cher, il sera bientôt fait
Quoiqu'en miniature.

Je suis un jeune polisson
Encore dans les classes ;
Point sot, je le dis sans façon
Et sans fades grimaces.

Oui, il ne fut babillard,
Ni docteur en Sorbonne,
Plus ennuyeux et plus braillard
Que moi-même en personne.

Ma taille à celle des plus longs
Las ! n'est point égalée ;
J'ai le teint frais, les cheveux blonds
Et la tête bouclée.

J'aime et le monde et son fracas,
Je hais la solitude ;
J'abhorre et noises et débats
Et tant soit peu l'étude.

Spectacles, bals me plaisent fort,
Et d'après ma pensée
Je dirais ce que j'aime encore
Si je n'étais au Lycée.

Après cela, mon cher ami,
L'on peut me reconnaître ;
Oui, tel que le bon Dieu me fit,
Je veux toujours paraître.

Vrai démon pour l'espièglerie,
Vrai singe pour la mine,
Beaucoup et trop d'étourderie,
Ma foi, voilà Pouchkine.

(Pouchkine, écrit en français, 1814)

samedi 12 novembre 2011

Le tombeau de Charles Baudelaire


Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d'égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son Ombre même un poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.

Mallarmé 1842-1898

vendredi 11 novembre 2011

la prière

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que des enfants s'amusent au parterre
Et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s'ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le délire ardent
Je vous salue, Marie.
Par les gosses battus, par l'ivrogne qui rentre
Par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre
Et par l'humiliation de l'innocent châtié
Par la vierge vendue qu'on a déshabillée
Par le fils dont la mère a été insultée
Je vous salue, Marie.
Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids
S'écrie: Mon Dieu ! par le malheureux dont les bras
Ne purent s'appuyer sur une amour humaine
Comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène
Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne
Je vous salue, Marie.
Par les quatre horizons qui crucifient le monde
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains
Par le malade que l'on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins
Je vous salue, Marie.
Par la mère apprenant que son fils est guéri
Par l'oiseau rappelant l'oiseau tombé du nid
Par l'herbe qui a soif et recueille l'ondée
Par le baiser perdu par l'amour redonné
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie
Je vous salue, Marie.


Francis Jammes 1868-1938

jeudi 10 novembre 2011

Le Malade imaginaire


PROLOGUE, édition de 1674


Le théâtre représente une forêt.

UNE BERGERE, chantant. 
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins;
Vous ne pouvez guérir, par vos grands mots latins,
La douleur qui me désespère:
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère.
Hélas! hélas! je n'ose découvrir
Mon amoureux martyre
Au berger pour qui je soupire,
Et qui seul peut me secourir.
Ne prétendez pas le finir,
Ignorants médecins; vous ne sauriez le faire:
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère.
Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaire
Croit que vous connaissez l'admirable vertu?
Pour les maux que je sens n'ont rien de salutaire:
Et tout votre caquet ne peut être reçu
Que d'un MALADE IMAGINAIRE.
Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins, etc.