jeudi 29 décembre 2011

Je sors de mon appartement somptueux



l’hiver nous dévore
cigarette en poudre d’or
le bonjour de joconde
dit bonjour à tout le monde

la fatigue des animaux sonne
sur les sacs de sel et de papillons d’air et de douleur
mais la lumière carnivore
et le bonjour de joconde
il fait froid il fait froid
disent bonjour à tout le monde

on se balance les yeux ouverts sur la corde en équilibre
les yeux ouverts dansent sur la pointe des pieds
il fait froid dans la bouteille de la voix fermée
il fait froid lourd sur la route
c’est un bonjour de joconde qui siffle tout le long de la route
comme les autres autos vélos aéros motos sur la route

l’hiver nous dévore
nous les bouts d’or des cigarettes en poudre d’or
les gens distingués

***
Tristan Tzara (1896-1963) – extr. De nos oiseaux (1923) 

mercredi 28 décembre 2011

L'ennemi

 Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, 
    Traversé çà et là par de brillants soleils ; 
    Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, 
    Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. 
    
    Voilà que j'ai touché l'automne des idées, 
    Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux 
    Pour rassembler à neuf les terres inondées, 
    Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. 
    
    Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve 
    Trouveront dans ce sol lavé comme une grève 
    Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? 
    
    - Ô douleur ! Ô douleur ! Le temps mange la vie, 
    Et l'obscur ennemi qui nous ronge le cœur 
    Du sang que nous perdons croît et se fortifie !


Charles Baudelaire

lundi 26 décembre 2011

Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleur

Alfred de Musset

vendredi 23 décembre 2011

L’amour nouvelle manière

Les larmes gèlent, Cassandre.
Le coeur humain n’est que cendres.
On dit que les machines s’aiment:
consolation, tout de même.

Nous en avons tous bien besoin.
Elle fait l’objet de tous nos soins.
Comme les yeux humains sont froids
comparés aux machines, tu vois.

Ce que c’est que les illusions!
Moins que les robots nous savons.
Les sentiments sont désormais
suscités à l’électricité.

Le robot muet descend de l’arche,
plein de désir de paternité.
Vous autres: en avant, marche!
Place pour les amants programmés!

Ne coupez donc pas le courant.
Surtout que l’amour ne meure pas.
Les machines s’aiment en tout cas
c’est plus que les hommes, n’est-ce pas?

***

Stig Dagerman (1923-1954)

jeudi 22 décembre 2011

Le Sens du Combat

Le jour monte et grandit, retombe sur la ville
Nous avons traversé la nuit sans délivrance
J'entends les autobus et la rumeur subtile
Des échanges sociaux. J'accède à la présence.

Aujourd'hui aura lieu. La surface invisible
Délimitant dan l'air nos êtres de souffrance
Se forme et se durcit à une vitesse terrible;
Le corps, le corps pourtant, est une appartenance.

Nous acons traversé fatigues et désirs
Sans retrouver le goût des rêves de l'enfance
Il n'y a plus grand-chose au fond de nos sourires,
Nous sommes prisonniers de notre transparence.

Au long de ces journées où le corps nous domine
Où le monde est bien là, comme un bloc de ciment,
Ces journées sans plaisir, sans passion, sans tourment,
Dans l'inutilité pratiquement divines

Au milieu des herbages et des forêts de hêtres,
Au milieu des immeubles et des publicités
Nous vivons un moment d’absolue vérité:
Oui le monde est bien là, et tel qu'il paraît être.

Les être humains sont faits de parties séparables,
Leur corps coalescent n'est pas fait pour durer
Seuls dans leurs alvéoles soigneusement murés
Il attendent l'envol, l'appel de l'impalpable.

Le gardien vient toujours au coeur du crépuscule;
Son regard est pensif, il a toutes les clés,
Les cendres des captifs sont très vite envolées;
Il faut quelques minutes pour laver la cellule.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, extr. Poésies. 1996

mercredi 21 décembre 2011

Les pauvres à l'église



Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église
Qu'attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
Vers le choeur ruisselant d'orrie et la maîtrise
Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;

Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire,
Heureux, humiliés comme des chiens battus,
Les Pauvres au bon Dieu, les patrons et le sire,
Tendent leurs oremus risibles et têtus.

Aux femmes, c'est bien bon de faire des bancs lisses,
Après les six jours noirs où Dieu les fait souffrir !
Elles bercent, tordus dans d'étranges pelisses,
Des espèces d'enfants qui pleurent à mourir.

Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,
Une prière aux yeux et ne priant jamais,
Regardent parader mauvaisement un groupe
De gamines avec leurs chapeaux déformés.

Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribote :
C'est bon. Encore une heure ; après, les maux sans noms !
- Cependant, alentour, geint, nasille, chuchote
Une collection de vieilles à fanons :

Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dont on se détournait hier aux carrefours ;
Et, fringalant du nez dans des missels antiques,
Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.

Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,
Récitent la complainte infinie à Jésus
Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,
Loin des maigres mauvais et des méchants pansus,

Loin des senteurs de viande et d'étoffes moisies,
Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants ;
- Et l'oraison fleurit d'expressions choisies,
Et les mysticités prennent des tons pressants,

Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie
Banals, sourires verts, les Dames des quartiers
Distingués, - ô Jésus ! - les malades du foie
Font baiser leur longs doigts jaunes aux bénitiers.


Arthur Rimbaud 1870

mardi 20 décembre 2011

Les sapins


Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues 
Saluent leurs frères abattus 
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes 
Ils se savent prédestinés 
A briller plus que des planètes

A briller doucement changés
En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses 
Fêtes des sapins ensongés 
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d'automne
Ou bien graves magiciens 
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l'hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L'été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l'ouragan
Un vieux sapin geint et se couche 

Guillaume Apollinaire - Nuit Rhénane

lundi 19 décembre 2011

Vers le futur

Ô race humaine aux astres d' or nouée,
as-tu senti de quel travail formidable et battant,
soudainement, depuis cent ans,
ta force immense est secouée ?

Du fond des mers, à travers terre et cieux,
jusques à l' or errant des étoiles perdues,
de nuit en nuit et d' étendue en étendue,
se prolonge là-haut le voyage des yeux.

Tandis qu' en bas les ans et les siècles funèbres,
couchés dans les tombeaux stratifiés des temps,
sont explorés, de continent en continent,
et surgissent poudreux et clairs de leurs ténèbres.

L' archarnement à tout peser, à tout savoir,
fouille la forêt drue et mouvante des êtres
et malgré la broussaille où tel pas s' enchevêtre
l' homme conquiert sa loi des droits et des devoirs.

Dans le ferment, dans l' atôme, dans la poussière,
la vie énorme est recherchée et apparaît.

Tout est capté dans une infinité de rets
que serre ou que distend l' immortelle matière.

Héros, savant, artiste, apôtre, aventurier,
chacun troue à son tour le mur noir des mystères
et grâce à ces labeurs groupés ou solitaires,
l' être nouveau se sent l' univers tout entier.

Et c' est vous, vous les villes, debout
de loin en loin, là-bas, de l' un à l' autre bout
des plaines et des domaines
qui concentrez en vous assez d' humanité,
assez de force rouge et de neuve clarté,
pour enflammer de fièvre et de rage fécondes
les cervelles patientes ou violentes de ceux
qui découvrent la règle et résument en eux,
le monde.

L' esprit des campagnes était l' esprit de Dieu ;
il eut la peur de la recherche et des révoltes,
il chut ; et le voici qui meurt, sous les essieux
et sous les chars en feu des nouvelles récoltes.

La ruine s' installe et souffle aux quatre coins
d' où s' acharnent les vents, sur la plaine finie,
tandis que la cité lui soutire de loin
ce qui lui reste encor d' ardeur dans l' agonie.

L' usine rouge éclate où seuls brillaient les champs ;
la fumée à flots noirs rase les toits d' église ;
l' esprit de l' homme avance et le soleil couchant
n' est plus l' hostie en or divin qui fertilise.

Renaîtront-ils, les champs, un jour, exorcisés
de leurs erreurs, de leurs affres, de leur folie ;
jardins pour les efforts et les labeurs lassés,
coupes de clarté vierge et de santé remplies ?

Referont-ils, avec l' ancien et bon soleil,
avec le vent, la pluie et les bêtes serviles,
en des heures de sursaut libre et de réveil,
un monde enfin sauvé de l' emprise des villes ?

Ou bien deviendront-ils les derniers paradis
purgés des dieux et affranchis de leurs présages,
où s' en viendront rêver, à l' aube et aux midis,
avant de s' endormir dans les soirs clairs, les sages ?

En attendant, la vie ample se satisfait
d' être une joie humaine, effrénée et féconde ;
les droits et les devoirs ? Rêves divers que fait
devant chaque espoir neuf, la jeunesse du monde !


Emile Verhaeren
Les villes tentaculaires 1895

jeudi 15 décembre 2011

Les ténèbres

 Dans les caveaux d'insondable tristesse
Où le Destin m'a déjà relégué ;
Où jamais n'entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse, 

Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,   

Par instants brille, et s'allonge, et s'étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur
A sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C'est Elle ! noire et pourtant lumineuse.


    
Charles Baudelaire
  

mercredi 14 décembre 2011

À ***



Tu es mon amour depuis tant d'années,
Mon vertige devant tant d'attente,
Que rien ne peut vieillir, froidir ;
Même ce qui attendait notre mort,
Ou lentement sut nous combattre,
Même ce qui nous est étranger,
Et mes éclipses et mes retours.
Fermée comme un volet de buis,
Une extrême chance compacte
Est notre chaîne de montagnes,
Notre comprimante splendeur.
 Je dis chance, ô ma martelée ;
Chacun de nous peut recevoir
La part de mystère de l'autre
Sans en répandre le secret ;
Et la douleur qui vient d'ailleurs
Trouve enfin sa séparation
Dans la chair de notre unité,
Trouve enfin sa toute solaire
Au centre de notre nuée
Qu'elle déchire et recommence.
 Je dis chance comme je le sens.
Tu as élevé le sommet
Que devra franchir mon attente
Quand demain disparaîtra.
1948-1950
 [Extrait du recueil de René Char, Recherche de la base et du sommet, éd. Gallimard (Pléiade, p. 762)

mardi 13 décembre 2011

"Je suis l'Empire à la fin de la décadence..."


Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse.

L'ame seulette a mal au coeur d'un ennui dense,
Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants.
O n'y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents,
O n'y vouloir fleurir un peu cette existence!

O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu!
Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire?
Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire!

Seul un poème un peu niais qu'on jette au feu,
Seul un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige!

(Paul Verlaine)

lundi 12 décembre 2011

Poème

En l’absence de la femme aimée,
follement étourdie la nuit emprunte ses jambes,
chausse de petits souliers de glace
et se met à danser de ton lit
à la salle immense de l’insomnie.

Les souliers tintent, tourbillonnent, martèlent, sautent
sans pitié, ouvertement, sans cesse
et pour eux c’est bien, c’est sûr ils dansent avec un autre,
ton amour incrédule n’arrive qu’à les guider
de la jalousie à l’adultère,
tu les entends toute la nuit de plus en plus glaçants —
et ils ne dégèlent qu’au moment
où elle revient chez toi…


Vladimir Holan (1905-1980) – Mozartiana (1963)

samedi 10 décembre 2011

Demande d'emploi

Il y a des gens qui font de l’argent,
d’autres de la neurasthénie,
d’autres des enfants.
Il y a ceux qui font de l’esprit.
Il y a ceux qui font l’amour,
ceux qui font pitié.
Depuis le temps que je cherche à faire quelque chose!
Il n’y a rien à faire: il n’y a rien à faire.

***

Jacques Rigaut (1898-1929)

jeudi 8 décembre 2011

La cigarette


Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m’endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Ou l’on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le coeur plein d’une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

***

Jules Laforgue – (1880)

mercredi 7 décembre 2011

LA MORT DU LOUP


I

Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais ici l’on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du Loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
À poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

III

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Écrit au Château du M***,
1843.
Alfred de Vigny

mardi 6 décembre 2011

J'habite une douleur

Ne laisse pas le soin de gouverner ton coeur à ces tendresses parentes de l'automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L'oeil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n'a plus de vitres. Tu es impatient de t'unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D'autres chanteront l'incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t'identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l'impossible.

Pourtant.

Tu n'as fait qu'augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles, à la canicule sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d'une entente qui s'affole. Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter. A quand la récolte de l'abîme? Mais tu as crevé les yeux du lion. Tu crois voir passer la beauté au-dessus des lavandes noires...

Qu'est-ce qui t'a hissé, une fois encore, un peu plus haut, sans te convaincre?

Il n'y a pas de siège pur.

René Char, in: Le poème pulvérisé (1945-1947)

lundi 5 décembre 2011

Te souviens-tu ?...

A Mademoiselle Marthe Brandès.

Te souviens-tu du soir, où près de la fenêtre
Ouverte d'un salon plein de joyeux ébats,
Tu n'avais pas seize ans... les avais-tu ?... Peut-être ?
Sous le rideau tombé, nous nous parlions tout bas ?...
Ce n'était pas l'amour que t'exprimait ma bouche,
Mon coeur était trop vieux, trop glacé, trop hautain,
Pour parler à ton coeur ; mais, prophète farouche,
Je te prédisais ton destin.

Et toi, tu m'écoutais, sur la barre accoudée ;
Tu me montrais ta nuque, en me cachant ton front ;
Et tu restais muette à la cruelle idée
De ce premier amour qui, t'ayant possédée,
Deviendra mon dernier affront !
Nuit, ciel, jardin, massifs, dehors tout était sombre,
Et tu regardais dans ce noir.
Mais ton coeur de seize ans avait encor plus d'ombre,
Et là, comme dehors, tu ne pouvais rien voir !

Mais moi, moi, j'y voyais ! mes yeux perçaient le voile
Qui te cachait ton avenir,
Et je voyais au loin monter l'affreuse étoile
De ce premier amour qui pour toi doit venir !
Je te disais alors : " Il va bientôt paraître
Celui-là qui prendra d'autorité vos jours !
Mais moi qui ne veux pas vous voir subir un maître,
J'aurai disparu pour toujours ! "

C'est fait... Je suis sorti maintenant de ta vie
Sans t'avoir dit l'adieu qu'on se dit quand on part ;
Silencieusement j'emporte ma folie...
Pour être aimé de toi, j'étais venu trop tard.
Tu ne m'as pas trahi. Je n'ai rien à te dire...
Ce qui fut entre nous, c'est la Fatalité.
D'aucune illusion tu n'eus sur moi l'empire,
Sinon celle de ta fierté !

Te l'avais-je assez exaltée,
Pour résister à ton futur vainqueur ?
Ai-je cru te l'avoir plantée
Assez avant dans ton trop faible coeur ?
J'avais donc mis trop haut ton âme.
En toi de la fierté ? non ! pas même d'orgueil !
Est-ce que tu pouvais être plus qu'une femme ?
Les bras fermés sur toi sont pour moi ton cercueil.
Et si, devant mes yeux, un de ces soirs peut-être,
Tu passes, entraînant tous les coeurs sous tes pas,
Ne baisse pas les tiens ; - car tu m'as fait connaître
Ce genre de mépris qui même ne voit pas !...

Jules BARBEY D'AUREVILLY (1807-1889)